Culture de la normalisation : un enjeu stratégique
Quelles sont les forces et faiblesses de l’influence française dans la normalisation internationale ? Comment développe-t-on la culture de la normalisation au sein des entreprises ? Quels sont les rôles et les attentes vis-à-vis des acteurs du système de normalisation et des pouvoirs publics pour développer la culture de la normalisation ? Retour sur le débat organisé le 21 juin dernier, à l’occasion de l’assemblée générale de l’UNM, qui rassemblait Marc Ventre, Président d’Afnor, Bruno Roni-Damond, Vice-Président Enginering, responsable de la normalisation de Manitowoc Crane Group, Pierre Deplanche (Fondateur du MBA Executive « Influence, Intelligence Économique et Normalisation (N2IE) »), professeur à l’École de Guerre Économique et Stéphane Jock, responsable juridique et de la normalisation de Décathlon (Auteur de « La Loi ne fait plus le bonheur…mais une nouvelle approche est possible » édition L’Harmattan, cofondateur des « Normalis’Acteurs » et du diplôme universitaire « Normalisation au service de la performance et de l’influence des organisations » de l’Université Gustave Eiffel).
« Lors de la première réunion sur la norme de management de l'innovation (56006) à laquelle j'ai participé, j'ai été frappé par la tension qui régnait et par la façon dont les différentes délégations défendaient leur culture. Nous n'étions que deux Français et nous avions du mal à faire passer notre point de vue sur l'intelligence économique. » Pierre Deplanche traduit ainsi la difficulté des Français à s'imposer dans les groupes de normalisation, et ce, pour une raison principale : participer à un comité technique relève du lobbying, un art que maîtrisent bien mieux les Anglo-Saxons que les Latins.
La France est un pays influent
« Le lobbying, c'est tout simplement aller chercher des alliés et convaincre avec une sémantique appropriée, souligne Pierre Deplanche. Nous avons tendance à rester entre Français ou entre Européens, alors que nous devrions élargir nos coopérations pour mieux soutenir nos positions. C'est d'autant plus dommage que la France est un pays influent. » Une influence qui se mesure : en nombre de secrétariats, la France arrive au 4e rang au niveau de l'ISO, à égalité avec le Japon, et au 2e rang en Europe, juste derrière l'Allemagne.
Pour Marc Ventre, « la culture du consensus est ancrée dans la manière de faire des Allemands. Il faut se tourner vers les dirigeants des entreprises françaises très peu sensibilisés à l‘importance de la normalisation. D'où la campagne de communication que nous lançons (voir témoignage). » Et de regretter : « Nous ne sommes pas très soutenus par les politiques et les élus qui parlent peu de normalisation ».
Les Allemands, eux, disposent d'une véritable culture de la normalisation et mettent les moyens pour arriver à leurs fins car, comme le souligne Bruno Roni-Damond, « pour eux, les normes représentent l’état de l’art de leurs produits et il ne faut pas les remettre en cause. Dans les comités techniques, pour un Français, on compte cinq Allemands, qui ont travaillé en amont et arrivent avec un projet ».
Un avis partagé par Stéphane Jock, « les Allemands pensent que la norme est indispensable pour lancer un produit sur un marché. Ils associent la norme et le brevet ». Cette association norme/propriété industrielle, Bruno Roni-Damond l'a instaurée dans son entreprise en confiant la normalisation aux experts techniques (voir témoignage). Cela a permis de passer de 2 à 12 dépôts de brevets par an et de développer une dizaine de produits en parallèle, contre 3 auparavant.
Comment développer une culture de la norme dans l’entreprise ? « D'abord en expliquant à quoi elle sert : la norme est un document reconnu par des experts qui prouve que l’on est conforme à quelque chose. Elle est parfois indispensable pour vendre dans certains pays, comme l'Israël. Plus elle est reconnue, plus elle est forte. »
« Il faut remonter en amont des marchés »
Ensuite en formant les ingénieurs. « Quand je suis arrivé chez Décathlon en 2006, j’ai eu une grosse frayeur, témoigne Stéphane Jock. Je me suis rendu compte que nos vélos n’étaient pas conformes aux normes. J’ai pris mon bâton de pèlerin, j’ai expliqué ce qu’est la normalisation et j’ai participé aux commissions. » Aujourd’hui, 80 ingénieurs sont impliqués en permanence. Sur les camps de base de Lille et de Sallanches, l’entreprise a conçu avec Afnor une formation proposée une à deux fois par an aux ingénieurs. » Une politique appliquée également chez Manitowoc Crane Group.
Enfin, en adoptant une stratégie de normalisation. « Il faut remonter en amont des marchés, estime Bruno Roni-Damond, au travers d’une veille dans les comités normatifs sur ce qui peut devenir des standards. »
La stratégie de normalisation, c’est justement ce qui fait défaut à la France. Pour Marc Ventre, « il manque une vision. La place du délégué interministériel pour la normalisation devrait être à Matignon, pas à Bercy. Nos décisionnaires politiques et économiques n’ont pas à l’esprit l’importance de la normalisation pour la compétitivité du pays et des entreprises ».
Capter du savoir-faire via la normalisation
S’il est un pays qui a bien compris les enjeux, c’est la Chine. « La normalisation fait partie de leur stratégie de domination, indique Pierre Deplanche. J’ai connu des délégations chinoises redoutables, avec des experts très bien formés, parlant parfaitement anglais et incollables sur certains process. » La Chine cherche à capter du savoir-faire via la normalisation, en prenant le meilleur de chaque norme.
Face à cette offensive chinoise, le reste du monde apparaît comme divisé. « Nous n’avons pas réussi à faire un pont au-dessus de l’Atlantique, remarque Bruno Roni-Damond. Notre philosophie de normalisation n’est partagée que par nous. »
Reste la question de l’éducation à la norme. Si la France apparaît comme très en retard par rapport à d’autres pays, les initiatives se multiplient. Stéphane Jock a cofondé « Normalis’Acteurs », une association qui diffuse la connaissance autour de la normalisation. En partenariat avec l’Université Gustave Eiffel, il a créé un diplôme universitaire « Normalisation au service de la performance et de l’influence des organisations », avec une première promotion en 2023. Avec l’École de Guerre Économique, Pierre Deplanche a développé un MBA réservé aux ingénieurs pour leur donner des techniques d’influence et de lobbying au sein des comités de normalisation. À l’époque où il présidait l’association Ingénieurs et Scientifiques de France, Marc Ventre a initié un partenariat avec Afnor pour promouvoir la normalisation dans les lycées. La culture de la normalisation passe aussi par l’enseignement.
Témoignages |
« Depuis que je suis Président d’Afnor, je suis frappé par le manque de culture des directions générales des entreprises et des politiques, avec notamment une confusion entre réglementation et normes volontaires. Dans les grands groupes, la ligne normalisation est bien souvent la première rayée en revue budgétaire, lorsqu’il s’agit de faire des économies. En partenariat avec l’UNM, nous avons décidé de lancer une campagne de communication sur les normes volontaires autour de 4 axes : plus de collectif, plus d’innovation, plus de performance, plus de résilience. Il s’agit de faire comprendre aux dirigeants que la normalisation est un facteur de compétitivité et qu’elle doit entrer dans leur stratégie.» Marc Ventre, Président d’Afnor
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« La norme est un outil puissant pour les ingénieurs qui leur permet de structurer leur pensée. Participer aux comités techniques ouvre l’esprit et permet d’avoir une vue internationale de l’état de l’art. Chez Manitowoc Crane Group, chaque expert de secteurs (écran, transmission, calcul de structure, cybersécurité, etc.) est responsable de la normalisation. Il participe à l’écriture des normes, discute avec des experts d’autres pays pour découvrir ce qui est exigé par le marché. Cela stimule l’imagination et crée de l’innovation. Les experts de secteur sont également responsables de la propriété industrielle. L’association normalisation-propriété industrielle fait fuser les idées. Des idées très pragmatiques. » Bruno Roni-Damond, Vice-Président Enginering, responsable de la normalisation de Manitowoc Crane Group
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